LA MUSIQUE EN ESPAGNE
Selon que l'on considère la traduction musicale des caractères communs à l'ensemble des peuples ibériques ou l'évolution d'une tradition savante, on pourra parler de musique espagnole ou de musique d'Espagne.
La première, présente dans les folklores de
Source populaire collective et impulsion créatrice individuelle se suivent, s'enchevêtrent, se superposent d'autant plus que - phénomène curieux mais sûrement explicable - leurs grands moments coïncident toujours. S'il est aisé, par l'analyse sociologique, de distinguer musique espagnole et musique d'Espagne, l'analyse musicale, elle, ne permettra cette distinction que dans la polyphonie religieuse du XVIe siècle et les dernières œuvres des compositeurs actuels, éloignées elles aussi des données purement nationales.
Toute synthèse historique suppose la réponse à une question préalable : qu'est-ce que la musique espagnole ? Il faut définir ses caractéristiques essentielles.
On ne peut répondre à cette question qu'après avoir éclairci en quoi et pourquoi l'Espagne se détache du reste de l'Europe au point d'appeler - d'exiger même - une distinction indispensable à sa compréhension.
La réponse, formulable en deux points, ne manque pas d'analogies avec celle que l'on ferait peut-être pour la musique russe. L'Espagnol a toujours créé un art dont la constante est la tendance à l'abstrait par le concret. La présence vive, vivifiante du concret ne se dément jamais. Il y a chez Goya, par exemple, une réalité formelle, abstraite, qui représente en soi une valeur picturale ; mais elle est indissociable de sa source immédiate, de sa réalité réelle : la virtuosité des formes, de la composition et des lumières du Dos de mayo, par exemple, n'est concevable, c'est-à-dire n'est conçue qu'à partir d'un sentiment tragique et à travers lui : le sentiment de la mort, de l'injustice, du phénomène social réduit à la situation connue, au fait qui suggère le thème.
Le passage de l'abstrait à l'abstrait est d'ailleurs quasi impossible à l'Espagnol qui en a donné, en deux mille ans, de fort rares exemples. En Espagne, il n'y a pour ainsi dire ni mathématiciens ni philosophes.
D'autre part, l'expression « culture espagnole », au sens historique sinon sociologique du terme, est dénuée de signification.
Tardivement atteint par une technique et une industrie européennes longtemps acceptées plus qu'assimilées ; ayant conservé ses aspirations régionales, voire séparatistes à l'intérieur de chaque province, et sa langue locale comme instrument de commerce et même de culture ; retranché, bien plus que le Breton en France ou l'Irlandais en Grande-Bretagne, derrière les barrières séculaires de ses mythes, de sa tradition orale et de ses coutumes, l'Espagnol ne devient tel que par une sorte d'abstraction souvent fictive et toujours précaire : il est d'abord andalou, catalan, castillan, galicien, basque, aragonais.
Réunion de peuples et non pas peuple, l'Espagne ne se définit, somme toute, que par un refus commun et tenace du système de civilisation occidental dont elle participe pourtant et dont elle reçoit de temps à autre l'influence déformatrice, sans être capable, dirait-on, de l'assimiler. De ce refus, peut-être le seul véritable commun dénominateur des Espagnols, dérivent les traits communs secondaires.
Constantes de la musique espagnole
La musique se meut entre les deux pôles qui correspondent aux extrêmes antagoniques et complémentaires de ces traits communs : la sensualité tragique andalouse, sa joie fatale, et l'austérité sèche et sévère de
Pourtant cinq éléments semblent pouvoir se dégager : une force secrète ou manifeste, une vigueur d'expression née d'un commerce naturel (animal) avec la mort ; une absence et un mépris du pur plaisir formel qui ravale au niveau artisanal la technique et la science de la composition ; une volonté de lyrisme par la primauté permanente de la vision subjective ; une participation active et directe, voire quotidienne, à la vie collective qui permet de traiter « avec la même familiarité souveraine », comme l'a dit Maurice Ohana, «
Le caractère propre de la musique andalouse, dont se sont largement nourris les compositeurs depuis la fin du XIXe siècle, est de s'inscrire dans l'arc méditerranéen qui englobe la côte européenne aussi bien qu'africaine.
Les harmonies de la guitare, les mélismes vocaux et les micro-intervalles du cante jondo et de tout le cante flamenco - tant pour le chant que pour la musique instrumentale - ne traduisent qu'un aspect récent d'une musique dont les racines remontent en Asie au VIIe siècle, par la liturgie byzantine, et au XVe siècle, par l'immigration gitane, en Afrique du VIIIe siècle au XVe siècle, par les invasions et l'occupation arabe.
2. La courbe et les jalons
Si elle a existé, la musique ibérique des premiers siècles de notre ère a disparu sans laisser de trace, alors que dans les églises romanes d'Espagne, comme dans celles du reste de l'Europe, se formait la monodie religieuse.
Á partir du VIIe siècle, l'Église espagnole refuse la réforme du pape Grégoire Ier, (590-604) et reste fidèle au chant byzantin qui, en Andalousie, donnera naissance, du VIIIe au XVe siècle, au rite dit mozarabe, dont quelques chants sont conservés à Tolède, à Salamanque et à Silos. Cette hétérodoxie liturgique est l'aspect distinctif d'une musique qui a déjà trouvé son apport oriental.
L'époque d'Alphonse X et le romance
Après une gestation longue et obscure, le Moyen Âge musical connaîtra, au XIIIe siècle, la grande époque du romance, poème de source populaire en vers octosyllabiques que le poète-musicien traite soit en variant un thème folklorique ancien, soit en créant séparément musique et texte, soit, enfin, en écrivant et composant sur des schémas plus ou moins traditionnels.
Très ornementés en Andalousie, plus dépouillés en Castille, les romances constituent un fonds historique d'une variété exceptionnelle.
Alphonse X le Sage, roi de Castille et de León, puis empereur d'Occident, opéra la jonction entre la veine semi-populaire et la source religieuse byzantine en réunissant dans plus de quatre cents cantigas des romances, des chansons de troubadours et des chants liturgiques. Il y mêle sa propre création à des compositions transmises par tradition orale depuis le XIe et peut-être le Xe siècle, et qu'il fit recueillir, par une sorte d'atelier de création, avec un sens mélodique et rythmique de compositeur moderne.
Chez Alphonse X, musique espagnole et musique d'Espagne ne font qu'un ; les cantigas, chants brefs notés sans accompagnement sur des textes de langue galicienne-portugaise, constituent le premier sommet de l'histoire musicale de
Cet art simple et profond, où la voix seule est appelée à transmettre une émotion soumise à une norme à la fois rigoureuse et souple, paraît étonnamment actuel.
Des « cantigas » au Siècle d'or
Tout comme le romancero sera, dès le XIVe siècle, le point de départ d'une poésie née dans le peuple et aboutissant au verbe lumineux des poètes du Siècle d'or (Garcilaso, saint Jean de
Parmi ces derniers, le recueil trouvé à Uppsala (une cinquantaine de chœurs a cappella datant de 1560 à 1600) montre combien fut prodigue et admirable ce moment de l'histoire espagnole qui suit immédiatement la fin de la domination arabe et la découverte de l'Amérique, sous les règnes de Charles Quint et de Philippe II.
Comme les maîtres sévillans, dont les hardiesses préfigurent ses richesses harmoniques, Victoria a commencé par imiter la polyphonie italienne, connue et apprise à Rome, mais il s'en est libéré pour écouter la voix de sa race sans craindre de recueillir parfois les échos des chansons de geste médiévales.
Comparé souvent légèrement à celui de Palestrina ou de J.-S. Bach, l'art de Victoria a sa saveur propre et sait éviter l'abstraction extrême ; son contrepoint discret, sa polyphonie toujours claire, transparente, son pouvoir plastique jamais mis en danger par l'excès de la vision théorique en font le deuxième sommet de la musique d'Espagne.
Peu avant, un maître de la chanson accompagnée, auteur de musique de scène et de noëls à quatre voix (villancicos), Juan del Enzina (1469-1529), avait recréé la musique de Castille, tandis que l'Andalou Luis de Narváez (déb. XVIe s.), comparable à Dowland ou à Henry Purcell par la finesse de son écriture, mettait sa sensibilité ardente et aristocratique au service d'une technique acquise en Italie, et que l'Aragonais Luis Milán (fin XVe s.-1562 env.), luthiste à la cour de Ferdinand le Catholique, entreprenait de vigoureuses recherches harmoniques pour voix et luth ou pour luth seul.
Avec eux, Antonio de Cabezón (1510-1566), compositeur aveugle et organiste de la cour, utilisa, pour la première fois en Espagne, le principe de la variation dans ses tientos, œuvres apparentées aux ricercari italiens et aux fantaisies des compositeurs français de l'époque. Ce n'est qu'après sa mort que furent publiées les Obras de música para tecla, arpa y vihuela, brèves et fécondes pièces instrumentales libérées de la soumission à la parole ou à la danse.
Les premières ébauches de cette libération étaient apparues dans les pièces pour luth de Juan Bermudo (déb. XVIe s.) et dans celles d'un chanoine sévillan, Alonso Mudarra, pour vihuela, instrument à cordes pincées, ancêtre de la guitare, qui annoncent avec trois siècles d'avance le style du cante flamenco, et plus particulièrement du cante jondo. Ils constituent l'un et l'autre une étrange synthèse des arts byzantin, grec, berbère et asiatique commencée depuis le début du XVe siècle avant même le départ des Arabes, avec l'arrivée des Gitans en Andalousie.
L'éclosion de ces deux formes de cante (« chant » au sens absolu du terme, qu'il soit vocal ou instrumental), entre le XIXe et le XXe siècle, coïncidera avec un renouveau de la musique savante qui mettra fin à la longue infécondité consécutive au Siècle d'or.
Exception dans ce désert, un prêtre joyeux et solitaire, Antonio Soler (1729-1783), maître de chapelle de l'Escurial, a laissé des sonates pour clavecin, des quintettes, des messes, un fandango éblouissant, dont l'écriture légère, enjouée, sinon toujours profonde, influencera son ami Domenico Scarlatti, qui vécut vingt-cinq ans en Espagne et s'appropria maintes fois le folklore d'Andalousie dans ses Esercizi per gravicembalo (exercices pour clavecin).
3. De la musique d'Espagne à la musique espagnole
Il appartiendra au XIXe siècle et surtout au XXe d'identifier la musique d'Espagne à la musique espagnole, la création savante à la tradition populaire, séparées depuis Alphonse X. Un musicien catalan, plus théoricien que compositeur, Felipe Pedrell (1841-1922), dans une brochure célèbre publiée en 1891 à Barcelone et en 1893 à Paris, Pour notre musique, prône cette synthèse en proclamant que « chaque pays doit établir son système musical sur la base de son chant national ».
La zarzuela
Le terrain avait été spontanément préparé par quelques musiciens mineurs qui limitèrent leurs efforts à une forme d'opéra-comique particulière, la zarzuela.
Comédie de mœurs de couleur locale, sorte d'opéra abrégé avec dialogues parlés, la zarzuela côtoie la saynète, à laquelle elle n'ajoute qu'une ouverture, quelques arias et quelques chœurs.
Entre 1890 et 1910 naquirent, l'un après l'autre, les rares chefs-d'œuvre du genre ; le charme du texte, l'habileté du livret et la qualité musicale font de
Deux compositeurs, Enrique Granados (1867-1916), soumis à l'influence germanique, et Isaac Albéniz (1860-1909), d'abord fidèle à une tradition d'origine française puis libéré d'elle, suivent avec un succès différent le chemin préparé par les auteurs de zarzuelas et tracé par Pedrell.
Source UNIVERSALIS
LE FLAMENCO
Malgré de multiples théories sur la formation et la nature du cante flamenco, les documents découverts jusqu'à ce jour permettent seulement d'affirmer qu'il est d'origine andalouse : quartier sévillan de Triana, ville de Xérès (Jerez de
On qualifie fréquemment le cante d'andalou, de profond (cante jondo), de gitan ou de flamenco. Cette dernière appellation s'est généralisée et prédomine désormais. L'étymologie du mot flamenco, comme qualificatif du cante, a été étudiée par de nombreux chercheurs, folkloristes et érudits. Plusieurs théories ont été proposées, aucune ne convainc totalement. Selon le musicologue García Matos, flamenco est un mot germanique qui signifie flamboyant, ardent et qui pourrait bien avoir été introduit en Espagne par des hommes du Nord. Ils auraient ainsi appelé le folklore andalou pour caractériser son éclat et sa fougue. Le mot flamenco s'applique aussi à une manière de vivre, faite de générosité et d'insouciance.
Diverses influences musicales ont eu une importance plus ou moins déterminante sur la formation des styles du cante flamenco. Selon d'éminents musicologues, les premières musiques orientales atteignirent le sud de l'Espagne avec les Phéniciens et les Carthaginois. Sous l'Empire romain, les marchands du Proche-Orient commercèrent avec les ports andalous ; ce sont les Syriens qui apportèrent le christianisme à l'Andalousie. Dès cette période, des textes grecs et romains font allusion à la grâce et aux dispositions des gens de Cadix pour la danse et le chant ; de prodigieuses danseuses vont même jusqu'à Rome, telle Thelethusa, célébrée par Juvénal. Les influences arabes étaient considérées, récemment encore, comme les plus importantes. Une théorie populaire assurait que tout le contexte musical provenait des Arabes, mais la démonstration a été faite que ce sont ces derniers qui s'inspirèrent du folklore andalou ! De l'étude de la danse et du chant orientaux, se dégage une affinité avec l'art populaire andalou, déjà imprégné d'orientalisme avant la domination sarrasine.
Le chant grégorien joua un grand rôle en Espagne au Xe siècle. Le peuple participait aux fonctions religieuses en interprétant des cantiques : ainsi le chant religieux devient populaire. Ses caractéristiques mélodiques sont maintenant une des propriétés les plus significatives du chant flamenco. D'autre part, en raison de l'origine juive du christianisme et par l'intermédiaire de Byzance, la musique grégorienne avait acquis des inflexions sonores plaintives et orientales.
Cependant l'influence gitane l'emporte. En s'installant en Andalousie, les Gitans apportèrent au folklore andalou toute la tragédie de leur race persécutée et l'écho musical de leur origine indo-aryenne, au point qu'ils se prétendent les authentiques « forgerons » du cante flamenco.
Ni les écrivains ni les érudits ne fournissent de documents permettant de suivre l'évolution et le développement du cante flamenco dans la littérature populaire antérieure au XVIIIe siècle, bien que l'on ait compulsé de nombreux manuscrits, des romances d'aveugles, des documents corporatifs, des pièces de théâtre, des recueils de chansons, des livres de voyage, des chroniques historiques, des ouvrages de recherche ou d'étude sur la vie espagnole. Le cante flamenco, tel qu'on le connaît de nos jours, est, semble-t-il, une manifestation artistique qui commence à jouer un rôle à partir du XVIIIe siècle. Il s'exprime d'abord dans les lieux de travail ou dans les réunions familiales, pour passer ensuite dans les tavernes et les fêtes publiques. Les Gitans et les paysans en furent les principaux interprètes, car la société cultivée le méprisait, le considérant comme affaire de « petites gens ». Cette attitude favorisa le contact entre les Gitans et le peuple andalou. Vers 1850, le cante alimente le spectacle des cabarets chantants (cafés cantantes) qui se créent à Séville, Xérès, Cadix, Málaga et divers villes et villages andalous. Les styles les plus authentiques et les plus profonds (jondos) se mêlent à d'autres de caractère purement folklorique pour satisfaire un public toujours croissant. Dès 1918, avec le premier opéra flamenco, le cante se « théâtralise » et entre dans une époque de décadence, accentuée pendant la guerre civile et les premières années de l'après-guerre. C'est le temps des couplets aflamencados, répandus par de néfastes interprètes à la scène, à la radio ou au cinéma.
En 1957, une chaire de « flamencologie » est créée à Xérès et les premiers concours et festivals de chant s'organisent à Cordoue ; en outre, le regroupement de quelques poètes et intellectuels ouvre une étape de revalorisation du cante ; ces efforts sont récompensés : en un peu plus d'une décennie, le flamenco retrouve une splendeur équivalente à celle de l'époque des cafés cantantes ; on remet en valeur les styles authentiques, et une nouvelle génération d'interprètes se lève, qui sont comparables aux plus fameux d'antan.
Structures et styles
Mélodie et rythme
Habituellement, la ligne mélodique progresse par degrés conjoints, exceptionnellement par sauts de tierce ou de quarte. L'abondance d'appoggiatures ascendantes et descendantes, de retards, d'anticipations, de trilles, de mordants ou de battements vocaux dans des intervalles plus petits que le demi-ton caractérise le cante flamenco. À titre de comparaison, on rapprochera les douze degrés de la gamme majeure des dix-sept degrés de la gamme indienne et des vingt-deux de l'échelle arabe ou gitane.
Il suffit de citer quelques cellules rythmiques élémentaires, analogues à celles de bien des musiques à danser populaires. L'utilisation des rythmes est très variée : on rencontre les rythmes binaires, les rythmes ternaires, la combinaison régulière des deux, la superposition polyrythmique (mouvement syllabique binaire sur accompagnement en mesure ternaire), le rythme libre (pour voix seule le plus souvent).
Formes
Les tonás
Les tonás ont une fonction délicate et importante : elles servent de base à la création et au développement des styles flamencos ; aussi sont-elles considérées comme cantes matrices (chants matriciels). Toná est la forme dialectale andalouse de tonada qui, sous son aspect folklorique, équivaut au chant traditionnel, au couplet populaire. Sous son aspect flamenco, toutefois, le romance est son plus proche antécédent littéraire et populaire ; si les Gitans andalous s'en inspirent, c'est qu'à leur arrivée en Andalousie le romancero jouissait de la plus haute estime. La structure du romance est semblable à celle des tonás par sa mesure et la distribution des strophes. Quant à leur forme musicale, les tonás admettaient rarement l'accompagnement instrumental, étant donné le caractère d'intimité propre à leur origine. C'est pourquoi on nomme aujourd'hui tous les styles qui s'y rattachent cantes sin guitarra (chants sans guitare).
On discute sur le nombre de tonás flamencas qui existèrent ; Rafael Marín assure, dans sa Méthode de guitare (1902), qu'une légende gitane en comptait trente-trois. Une autre tradition, gitano-andalouse, indique le chiffre de trente et un. De son côté, le folkloriste « Demófilo » - père de Antonio et Manuel Machado - décrit, en 1881, vingt-six tonás. On a prouvé, en consultant des chanteurs ou amateurs, d'âge respectable qu'à l'époque des cafés cantantes on parlait des dix-neuf tonás ; mais en comparant les appellations ainsi recueillies avec les références écrites, on arrive au nombre de trente-quatre. Ce nombre est incertain lui aussi, mais il permet d'affirmer que, sous le nom générique de tonás, furent groupés tous les chants sans accompagnement musical ; cette absence découle tout simplement et logiquement du mode de vie des Gitans et de l'interprétation des tonás. Par exemple, à la campagne, dans les forges ou dans les prisons (cárceles). Ainsi naquirent des dénominations comme carcelera et martinete, qui commencent à se populariser vers 1860 ; il n'est donc pas surprenant que maintes vieilles tonás, dont il n'est resté que le souvenir ou une mention dans un ouvrage, passent aujourd'hui pour des styles particuliers de marinetes. De même, le nombre de styles connus à ce jour demeure relatif car beaucoup furent désignés d'après le nom de l'interprète qui les popularisa.
Les siguiriyas
Au cours de la période de formation des chants flamencos, apparut la siguiriya, qui fut d'abord chantée sans guitare, plus tard avec accompagnement. L'influence des tonás sur les siguiriyas fut certainement importante ; elles leur ont donné leur caractère et leur musicalité intrinsèques. On doit cependant tenir compte des aspects suivants : presque tous les bons interprètes de tonás furent en même temps d'excellents chanteurs de siguiriyas ; les thèmes exprimés dans les couplets sont très proches par le dramatisme : il est par conséquent facile d'alterner siguiriya et toná ; chantées dans une même tonalité, elles se complètent ; dans les couplets de tonás, certaines formes curieuses de métrique ressemblent beaucoup à celles des siguiriyas. Elles dérivent de la séguedille populaire de
Les soleares
La majorité des chanteurs disent que la soleá est la mère du cante. Théoriciens et musicologues reconnaissent cette assertion, et les poètes proclament la soleá reine des chansons andalouses. C'est effectivement la soleá qui révèle la valeur et la connaissance du bon cantaor, car, étant donné le lien particulier entre rythme et mélodie, il est très difficile de la nuancer. La tradition orale et écrite donne comme origine à la soleá une ancienne mesure ternaire très dansante, appelée jaleo. Ce dernier jouissait d'une grande popularité au début du XIXe siècle ; jusque vers 1850, on ne parlait pas de soleá mais de jaleo, tant que ce type de chant resta subordonné à la danse. À partir de 1850, en raison de la valeur des interprétations qui se révèlent à cette période, la soleá entre dans la catégorie des chants que l'on écoute.
Les tangos et les tientos
Le tango gitan est l'un des styles fondamentaux du flamenco. On le chantait et le dansait dès les temps anciens, à Cadix et Séville, ses villes d'origine ; on trouve toutefois des variantes locales, comme celles de Xérès et Málaga. Les tientos ont la même mesure que le tango, mais selon un tempo ralenti, devenu solennel sous l'influence d'autres styles. Le nom de tiento provient de l'un de ses couplets, où apparaît le terme.
Les serranas
Le chant des serranas est composé à partir de la siguiriya, mais interprété plus lentement. Sa métrique est celle de la séguedille castillane. C'est un style campagnard, eu égard à ses thèmes et à son expression ; il prit forme vers 1825.
Les alegrías et les cantiñas
Les divers styles de cantiñas et d'alegrías sont des chants naturels de Cadix et de ses puertos. Aux rythmes très dansants, ils combinent à l'envi éclat, sonorité et beauté. Leurs couplets chantent le paysage et l'amour, et s'achèvent sur un refrain fort animé.
La petenera
De tous les chants flamenco, la petenera est un des plus mélodiques, mélancoliques, sentimentaux et émouvants. Rattachée à la légende du mystérieux duende (démon) du flamenco, son étymologie, ses origines et son histoire prêtent à de grandes confusions. Une croyance populaire - démentie de nos jours - attribuait à la petenera une origine juive, en se fondant sur certaines allusions trouvées dans ses couplets. En réalité, d'après les découvertes récentes, ce chant doit son nom à une chanteuse appelée
La caña
Considérée comme l'un des styles flamencos les plus anciens, la caña dérive très probablement d'une chanson andalouse portant ce titre. C'est un chant difficile et lent, qui a subi diverses transformations au long des ans et qui, à notre époque, se chante presque toujours pour danser.
Le polo
Le polo est un chant d'autrefois qui connaît un regain de popularité et d'intérêt provoqué par les discussions et les théories qui tentent d'en dégager l'origine et l'importance. Certaines de ses théories musicologiques évoquent l'existence, au XVIIIe siècle, d'une chanson à danser appelée polo, ainsi que d'une autre, plus raffinée, appelée polo de salón ; on les retrouve peut-être dans certains opéras, tel Le Polo du contrebandier, dans lesquels se fait encore sentir l'influence populaire. D'après certains documents, on chantait le polo gitan dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cela détruirait la théorie qui attribue la paternité du polo flamenco à un chanteur du début du XIXe siècle. Les couplets du polo adoptent la forme du romance ; ils se chantent généralement dans une tonalité élevée et s'achèvent par une rengaine ou une soleá à la manière moderne.
Les bulerías
Pièce la plus vive et la plus rythmique de tout l'héritage flamenco, la bulería est un chant typique de fiesta créé par les Gitans de Xérès. Son mouvement allègre et son charme expliquent la grâce espiègle de ses figures de danse. On a beaucoup discuté de l'étymologie du mot bulería. Certains y voient un synonyme de burla (moquerie). D'autres soutiennent, avec plus de vraisemblance, que bulería dérive de bullería (bullir, bouillir, remuer, s'agiter) ; la déformation s'expliquerait par la difficulté qu'éprouvent les Gitans andalous à prononcer certaines consonnes.
Les fandangos
Selon les dictionnaires étymologiques, l'origine du mot fandango est incertaine. Il dérive probablement du portugais fado qui désigne un chant et une danse typiques. Les musicologues s'accordent à utiliser le mot comme dénomination générique d'un air de danse espagnole en mesure de 3/4, de mouvement vif ; on peut y rattacher les malagueñas, les rondeñas, les granaínas, les tarantas, et les murcianas, peu différentes entre elles. À partir de 1870, le mélange des chants gitans et andalous a ouvert de larges horizons, où apparurent de nouvelles formes d'expression et de style ; le fandango devint le style le plus en faveur pour traduire cet enrichissement de nuances. L'étonnante variété du fandango andalou, comme expression typique de chaque village, de chaque contrée naturelle, servit de base essentielle au fandango non régional, c'est-à-dire au fandango personnel, devenu très populaire ; leur développement se situe entre 1880 et 1915, alors que le cante del Levante - chant du Levant, c'est-à-dire de la région de Murcie - était à l'apogée de sa splendeur. Ce fandango, qui fut créé à la fin d'une époque de grands malagueñeros, perdit ses attaches locales, refusa la complicité de la danse et le carcan de la mesure, au profit de l'épanouissement d'un charme mélodique différent pour chaque strophe.
Rappelons, en conclusion, que le premier interprète dont on ait des informations écrites est Tío Luis el de
De 1850 à 1920, lors de la floraison des cafés cantantes, émergent les figures d'Antonio Chacón et de Manuel Torre, de Xérès, véritables génies du cante ; ils firent école et fixèrent les structures des principaux styles employés de nos jours. Il en est de même de maints autres, grâce à qui restent encore vivantes les valeurs de cette « époque d'or ». Actuellement, il existe un groupe important d'excellents chanteurs, dont certains sont comparables aux meilleurs d'autrefois.